Projet REVEL



Quatre ans seulement nous séparent de la commémoration du deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Voltaire et Rousseau. Si cette date, qui reste un simple jalon, ne doit en aucun cas constituer un horizon indépassable ou être vécue comme une figure imposée, elle est susceptible, comme c’est généralement le cas dans des circonstances similaires, de générer plusieurs projets d'envergure. Tel est le cas de REVEL (acronyme de REception de Voltaire En Ligne) présenté avec succès à l’Institut Universitaire de France dans le cadre d’une chaire de médiation scientifique.

Il y a, en France tout au moins, un paradoxe étonnant dans la manière dont on considère Voltaire. Présent dans tous les programmes scolaires, il demeure le symbole de la lutte contre l’intolérance et le fanatisme. Les événements récents ne cessent – hélas – de le montrer : nous nous souvenons tous des attentats contre Charlie Hebdo, en 2015, qui avaient été suivis, en moins de deux mois, de la vente de plus de vingt mille exemplaires du Traité sur la tolérance. Pourtant, c’est ce même Voltaire qui, appelé à la rescousse lorsqu’il s’agit de dénoncer la folie intégriste, est parfois mis, de manière assez spectaculaire, au banc des accusés. Que de telles choses soient possibles en dit long sur la nécessité, afin d’éviter de telles dérives, de tisser un lien plus actif entre le monde de la recherche et la société civile.
 

UN ÉTAT DES LIEUX INSTRUCTIF

Se dégagent, dans le rejet ou l’incompréhension suscités çà et là par la personne et l’œuvre de Voltaire, quelques constantes. Certains « thèmes », qui questionnent la nature de la dynamique impulsée par le patriarche de Ferney, ont en effet nourri, deux cents ans durant, une interrogation soutenue.
  • Le premier d’entre eux est le rapport de Voltaire à notre conception de la laïcité. Cette question est tout à fait emblématique des confusions possibles qui jalonnent, depuis une trentaine d’années, la lecture et, plus généralement, la réception de l’auteur de Candide. Plusieurs groupes de spécialistes se sont certes employés, ces derniers temps, à corriger cette tendance aux « raccourcis » idéologiques (c’est notamment le cas du site C’est qui, Voltaire ? impulsé par André Magnan et Roland Rougier) : mais il importe aujourd’hui de coordonner ces efforts et d’offrir à tout un chacun une base de références fiable.
  • Deuxième aspect de Voltaire sujet à une incompréhension notoire : son lien au libéralisme. Ce qui est – parfois – reproché à Voltaire, c’est de servir, fût-ce à son corps défendant, les intérêts de la social-démocratie telle que nous la connaissons en Occident. On en revient toujours aux Lettres philosophiques, toujours à ce séjour de Voltaire en Angleterre, toujours à cette naissance du commerce international dont il se serait fait à la fois l’initiateur et le chantre. Nous sommes, on le voit, à contre-courant – et, osons le mot, à contresens – de l’option actuellement défendue par la grande majorité des spécialistes de Voltaire, lesquels voient dans l’arrivée à Ferney non la concrétisation d’un projet d’élévation ou de reconnaissance, mais bien le moment d’une rencontre réelle avec la misère sociale telle qu’elle se présente dans le pays de Gex.
  • Troisième point d’une réception « malmenée » : la reconnaissance de l’œuvre. Celle-ci se trouve souvent proprement dépecée. Voltaire est un bien piètre philosophe, pensent les uns : il convient d’en rester à ses contes, qui ont l’avantage d’être divertissants. Voltaire s’est pensé homme de théâtre, disent les autres : mais ses cinquante-trois pièces méritent-elles d’être jouées ? Ce qui prime chez Voltaire, c’est moins, dit-on encore, l’œuvre que la correspondance : et c’est ainsi que l’on voit publiés, dans des collections de poche, des extraits de la correspondance de Voltaire pendant que des œuvres autrement plus importantes restent, c’est le cas de le dire, lettre morte.
  • Quatrième élément enfin, et non des moindres : le traitement de ce qu’on pourrait nommer le patrimoine voltairien. Loïc Dechambenoit vient de montrer[1] qu’on s’intéressait moins, depuis une ou deux générations, à l’œuvre même du patriarche qu’aux modalités de sa représentation dans l’espace public. Replacer les éléments de ce débat dans une perspective à la fois synchronique (quel est l’état de la société française contemporaine ?) et diachronique (que nous révèle l’histoire des différentes statues de Voltaire depuis celle de Pigalle ?) est un prérequis indispensable si nous voulons réellement comprendre ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Il en va de même, bien entendu, pour tout ce qui constitue le patrimoine voltairien tel qu’il apparaît dans l’espace public.

Le traitement réservé à la figure de Voltaire et la manière dont nous lisons son œuvre sont naturellement conditionnés par son rattachement, explicite ou non, au combat des Lumières : c’est en effet comme figure principale et, dans une certaine mesure, fédératrice de ce combat que Voltaire est d’abord considéré – ou tout au contraire rejeté – de nos jours. Or c’est ici qu’une histoire de la réception de Voltaire dans le cadre plus englobant d’une lecture des Lumières nous livre de précieux indices. Retenons-en trois.
  • L’histoire littéraire, tout d’abord, doit être sollicitée. Il serait intéressant d’adopter une perspective diachronique qui permettrait non seulement de mesurer l’intensité, voire les fluctuations de notre relation à Voltaire, mais favoriserait également des études de réception comparée, lesquelles pourraient se révéler riches d’enseignement.
  • Second point : la question religieuse. Si la position religieuse de Voltaire conditionne la plupart des réactions négatives face à son œuvre (il n’est que de songer au rapprochement qui a été institué entre lui-même et Salman Rushdie par Jean-Michel Olivier d’une part, dans son roman Les Innocents (1994) et par Yves Laplace d’autre part, dans Vie de l’auteur, idiot (2023)), elle traduit la difficulté de situer exactement le patriarche de Ferney dans un domaine toujours problématique : est-il déiste ? penche-t-il vers une forme atténuée d’athéisme ? peut-on le dire théiste ? quelle est, finalement, son idée de Dieu ? La recherche a récemment montré que l’image d’un Dieu horloger, chère à Voltaire, était empruntée à ses maîtres jésuites[2] et les conclusions auxquelles était parvenu René Pomeau se sont trouvées du coup quelque peu bousculées. Un rappel des différentes lectures de Voltaire avec à l’esprit cette question particulière de la religion permettrait dès lors sans nul doute de mieux comprendre les motivations ou les raisons d’être de certaines prises de position voire de certaines passions contemporaines.
  • Dernier élément enfin : la vocation « patriarcale » de Voltaire lui confère, dans le panthéon des Lumières, une position surplombante qui s’est trouvée encore amplifiée, à tort ou à raison, par la postérité. L’éclat donné à la figure du patriarche pourrait s’être ainsi révélé, de manière paradoxale, un frein à sa compréhension. C’est cette fracture, ou cet écart, qu’il s’agit aujourd’hui sinon de corriger, du moins d’appréhender pleinement.
Il nous faut pour cela renouer contact avec l’auteur du Dictionnaire philosophique en contextualisant d’abord, de manière méthodique, l’ensemble de sa réception : faire l’histoire du voltairianisme, c’est en effet se donner les moyens de mieux comprendre les paramètres qui sont ceux de sa « méconnaissance » aujourd’hui et de mieux traiter, du coup, les notions-clés, pour la plupart héritées de Voltaire, qui divisent une bonne partie de notre société.
 

UNE ACTION ÉTENDUE SUR CINQ ANS

Le projet intitulé REVEL que nous nous proposons de développer – entre autres – dans les Cahiers Voltaire, se propose dès lors d’employer les quatre années qui nous séparent de la prochaine commémoration du deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Voltaire (mai 2028) pour développer une série d’actions de médiation scientifique avec, au cœur du dispositif, la mise en ligne d’un Dictionnaire de la réception de Voltaire qui aura quatre spécificités : il sera alimenté de manière à la fois progressive et constante, se présentera dans une version multilingue (l’anglais étant naturellement privilégié, mais pas exclusivement) et accueillera d’ailleurs un grand nombre de contributions étrangères, se proposera d’être collaboratif en développant des zones de débat certes rigoureusement encadrées, mais permettant un dialogue constant avec les utilisateurs, et se voudra enfin le centre névralgique de toute une série d’actions d’envergure autour de la figure de Voltaire et de sa réception dans l’espace public (émissions, tables rondes, films, incitations à des actions de création contemporaine, etc.)

Il s’agit, pour mener ce projet à bien, de prendre la suite de ce qui a déjà été réalisé ces dernières années : expositions, débats et gazette électronique de l’Institut et Musée Voltaire de Genève, depuis 2002 ; fruits des diverses enquêtes menées dans le cadre du projet ENVOL (« ENseigner VOLtaire : quand le tourisme devient un acte citoyen ») au sein de l’Université Jean Moulin et avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône Alpes, etc.

Plusieurs partenaires ont d’ores et déjà été sollicités et ont accepté de se lancer dans cette aventure. Citons pour commencer des partenaires patrimoniaux : le Centre des Monuments Nationaux et plus particulièrement le château de Voltaire à Ferney, en la personne de son administrateur, François-Xavier Verger, et la Bibliothèque de Genève, dont dépend administrativement l’Institut et Musée Voltaire, avec son directeur, Frédéric Sardet.

Nous avons ensuite des partenaires associatifs : la Société Voltaire, fondée jadis par André Magnan et Andrew Brown, et qui était déjà partie prenante du projet ENVOL ; l’association « Voltaire à Ferney » et son secrétaire, Roland Rougier ; et enfin le Centre International d’étude du XVIIIe siècle, allié de la Société Voltaire et partenaire naturel, sur le plan éditorial, de toute publication sur les Lumières dans le bassin rhôdanien.

Des partenaires culturels sont en train d’être sollicités : compagnies théâtrales susceptibles de faire vivre l’œuvre de Voltaire, cinéastes intéressés par cet axe particulier, créateurs s’étant déjà plongés dans l’univers voltairien, qu’il s’agisse de romanciers, dramaturges, illustrateurs ou auteurs de bandes dessinées, très en vogue depuis quelques années.

Cette liste ne serait pas complète si l’on n’y mentionnait enfin les partenaires institutionnels qui ont déjà, pour certains, fait l’objet d’une première approche : partenaires régionaux bien sûr (mairie de Ferney-Voltaire, région Auvergne Rhône-Alpes, État de Genève…) mais également nationaux : il n’est que de songer à l’importance du monde éducatif et aux réseaux accessibles par le biais du Ministère de l’Éducation Nationale.
 

UN PROJET EN TROIS POINTS

REVEL propose, afin de se donner les moyens d’atteindre son but, un modèle, une méthode et un calendrier.

Le modèle qui nous semble le plus proche de ce que nous souhaitons réaliser est celui du Publictionnaire, à savoir le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics[3] développé par l’Université de Lorraine dont l’architecture par pôles ou regroupements nommés « familles » correspond aux différents « onglets » de REVEL, et qui suggère des pistes susceptibles de réellement décloisonner le discours scientifique afin de le rendre accessible à des non-spécialistes. Tout n’est bien sûr pas à reprendre, et REVEL souhaite aller beaucoup plus loin dans l’interaction voire dans la création culturelles : mais la mouture encyclopédique telle qu’elle a été conçue dans le Publictionnaire semble une base de travail intéressante.

La méthode que nous souhaitons mettre en œuvre est celle de toute structure de projet. Un COPIL (COmite de PILotage) a d’abord été constitué. Il regroupe les représentants des différentes instances susceptibles de collaborer activement à la mise en place du dispositif et d’en développer tous les aspects et est constitué de cinq personnes : François-Xavier Verger, administrateur du château de Voltaire à Ferney ; Flávio Borda d’Água, conservateur adjoint en charge de l’Institut et Musée Voltaire de Genève ; Ulla Kölving, François Jacob et Loïc Dechambenoit, doctorant de l’Université Jean Moulin – Lyon 3.

Cinq comités de cinq à dix membres seront ensuite constitués. Le comité scientifique, évidemment au cœur du projet, aura pour tâche de coordonner la rédaction des notices et de veiller à la qualité des débats en cours. Il se doit de contenir un certain nombre de spécialistes de Voltaire bien sûr, mais également de spécialistes d’autres époques ou disciplines dans lesquelles la réception de Voltaire est particulièrement active. Présidé par Mme Catherine Volpilhac-Auger, professeur émérite à l’ENS de Lyon, il regroupe pour le moment Stéphanie Géhanne-Gavoty, maître de conférences à Sorbonne Université et que tous nos lecteurs connaissent bien, Caroline Julliot, professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon 3, Loredana Trovato, professeur à l’Université de Messine, Myrtille Mericam-Bourdet, professeur à l'Université Lumière - Lyon 2, Olivier Ferret, professeur à l’Université Lumière – Lyon 2, Pierre Frantz, professeur émérite à Sorbonne Université, Antoine Lilti, professeur au Collège de France, Thierry Ozwald, maître de conférences à l’Université de Limoges et Stéphane Zékian, chargé de recherches au CNRS.

Les autres comités peuvent être présentés plus rapidement. Le comité des relations internationales prendra en charge la dimension fédératrice du projet, au-delà des seules frontières de l’hexagone. Le comité d’action culturelle entretiendra et développera les relations avec le monde des arts vivants de façon à permettre une meilleure intégration d’un discours scientifique pertinent au sein de la société civile. Un comité technique sera chargé de la communication et de la bonne tenue du site internet, lequel est naturellement crucial dans l’architecture du projet. Le comité ressources aura de son côté à cœur de développer des partenariats financiers et de veiller à la viabilité économique de l’ensemble du projet. Signalons enfin la constitution, en ce moment même, d’un comité d’honneur qu’ont accepté de rejoindre, à l’heure où ces lignes sont écrites, Mme Elisabeth Badinter et M. André Magnan.

Rappelons, pour finir, que ce Dictionnaire de la réception de Voltaire a deux finalités essentielles : donner une vision d’ensemble de l’histoire des représentations de Voltaire en devenant le centre naturel de toute recherche sur son héritage et le culte de sa mémoire ; et favoriser l’émergence d’un lien plus substantiel entre recherche académique et société civile. La recherche n’a en effet de sens que si elle est amenée, voire appelée à influer sur notre destinée commune : il importe donc de réunir autour d’un projet comme celui-ci les différents acteurs du monde culturel d’abord, puis de la société civile dans son ensemble. Et, s’il est une figure autour de laquelle cette forme de cristallisation peut se faire, c’est bien celle de Voltaire.

Il s’agit dès lors, dans l’immédiat, de donner à tout un chacun les bons outils d’analyse pour lutter contre la tyrannie des seuls slogans. Le climat particulièrement anxiogène dans lequel nous vivons actuellement se trouve en effet aggravé par un manque d’informations fiables et une absence de regard surplombant.

L’objectif à moyen terme est ensuite de préparer le terrain pour un véritable débat de société qui pourrait prendre place lors de la commémoration de 2028 et dépasserait alors Voltaire pour entrer dans une nouvelle phase, étendue à l’ensemble des Lumières. REVEL (REception de Voltaire En Ligne) pourrait alors se fondre dans un projet plus vaste qui concernerait l’ensemble des Lumières et pourrait, quant à lui, être baptisé REEL (REception Electronique des Lumières). Voltaire se présenterait ainsi comme l’avant-garde d’une réhabilitation plus vaste des Lumières : n’était-ce pas, finalement, ce que préconisait d’Alembert, quand il faisait du patriarche le général de l’armée philosophique ?


____________________________

[1] Loïc Dechambenoit, « Voltaire déboulonné ? Histoire polémique de la statuaire voltairienne dans l’espace public français », En volées, n°2, décembre 2022.
[2] Olivier Guichard, Voltaire et les jésuites, Genève, Georg, 2023.
[3] Accessible à https://publictionnaire.huma-num.fr